Ulrich Rösch

Division du travail, globalisation et avenir du travail.


Le thème de notre congrès nous renvoie au centre des conflits sociaux, mais aussi aux possibilités de renouveau social de notre temps. Jamais encore l’évolution de l’humanité n’avait généré un potentiel économique aussi important que celui qui existe actuellement, mais jamais aussi le fossé n’a été aussi profond entre les possibilités qu’ont les hommes de les utiliser et leurs réalisations effectives sur l’ensemble de notre planète.
Permettez-moi de débuter par une citation de Jeffrey Sachs qui avait essayé durant les 15 dernières années et principalement en Europe de l’Est, de répandre la « bénédiction du libéralisme ». C’est l’économiste « le plus influant au monde » selon le journal « Die Zeit » ou, selon la déclaration superlative de la revue « Washington Post » : « … l’économiste réformateur le plus important au monde durant les deux dernières décennies. » Et voici ce qu’il a déclaré : « J’enregistre évidemment qu’on parle à nouveau d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme… Il ne s’agit plus maintenant, pour maîtriser les difficultés de l’économie mondiale, de susciter plus de marché ou plus de politique, ce dont nous avons besoin, ce sont de bonnes idées. » (Jeffrey Sachs dans : « Der Spiegel » 41/1998)
« Davantage de bonnes idées » serait vraiment le besoin le plus urgent de notre époque pour sortir de sa profonde crise humanitaire. Jeffrey Sachs était professeur à l’université de Harvard, il dirige actuellement l’institut « Earth Institut » de l’université Columbia à New York et il est aussi à la tête du projet Un Millennium qui est destiné à combattre la pauvreté dans le monde. Il travaille à la réalisation d’un programme ambitieux prétendant éliminer la misère sur la terre dans les vingt prochaines années : jusqu’en 2015 celle-ci devra avoir diminué de moitié, pour n’être plus qu’un souvenir en 2025. Des « personnalités importantes » comme Alfred Biolek, Günther Jauch, les chanteurs Herbert Grönemeyer et Bono, Roger Willemsen et Claudia Schiffer soutiennent son projet « Ta voix contre la misère ». A travers la puissance médiatique elles exercent une pression sur les responsables politiques afin d’atteindre le but de ce Millenium.

Un programme économique pour un monde plus juste ?
Dans son ouvrage « La fin de la pauvreté – un programme économique pour un monde plus juste » Sachs se plaint : « Hier plus de 20 000 personnes sont mortes de la plus profonde misère. Voilà ce que pourraient consigner nos journaux chaque matin… Près de 8 000 enfants sont morts de la malaria, 5 000 mères et pères de la tuberculose et 7 500 adolescents du Sida … Ils ont disparu dans l’anonymat, ignorés du public… Nos concitoyens pour la plupart n’ont pas la moindre idée de la lutte journalière pour la survie, ni du nombre de gens sur terre qui, au bord de la misère, perdent journellement cette lutte … Parviendrons-nous à faire un usage judicieux de notre richesse et à guérir une planète divisée, à faire cesser la souffrance chez ceux qui continuent de rester prisonniers de la misère la plus profonde et à créer un lien d’humanité, de sécurité et d’objectifs communs dépassant les cultures et les religions ? » (Munich 2006, p. 13-16)
Jeffrey Sachs élabore un « roadmap » avec « une force éthique et intellectuelle impressionnante, tout en montrant la voie à suivre pour un monde plus juste » (der Spiegel). Malgré une force morale qu’on ne peut lui dénier, beaucoup de questions restent ouvertes, en particulier lorsqu’on les mesure à l’aune de ses déclarations sur la nécessité d’avoir plus de « bonnes idées » pour notre monde. Il est vrai qu’il utilise mainte fois une terminologie moderne, mais qui traduit pour l’essentiel les vieilles théories libérales, celles qui justement ont conduit au désastre de la société actuelle.
L’augmentation des subsides financiers alloués aux pays du tiers monde par les nations industrielles développées n’est certainement pas la solution. Tout d’abord on dépouille ces pays, pour ensuite leur rendre une fraction de ce qu’on leur a pris, à travers ce que l’on désigne par « aide au développement ». Vandana Shiva, la championne indienne des droits des citoyens, qui s’est surtout taillée une réputation mondiale par un travail de terrain accompli auprès des paysans indiens dépourvus de terre et de moyens, et qui reçut le prix Nobel alternatif Right Livelihood Award, résume sa critique acerbe contre ce programme de la manière suivante : «Sans eau pure, sans sol fertile, sans céréales et sans diversité génétique végétale, la survie humaine est impossible. Ces biens communs ont été anéantis par le développement économique moderne… les gens auxquels on a dérobé leurs terres traditionnelles et leurs moyens de production pour la survie, sont à présent obligés de survivre dans une nature érodée… Jeffrey Sachs ignore intentionnellement le « prendre » pour ne s’adresser qu’au « donner » qui ne représente au plus que 0,1% de ce que le Nord a pris. En finir avec la pauvreté est plutôt une question de « moins enlever »  que de donner une quantité insignifiante. Et reléguer la misère au ban de l’oubli présuppose de bien saisir toute l’histoire de cette pauvreté, ce que Sachs est loin d’avoir compris. » (Z-net commentaire du 11.05.2005)
Je pense que Vandana Shiva, en tant que représentante d’un pays en développement, regarde un tel « projet de développement » avec un jugement très sûr. Il est certain que les formes de pensée « néolibérales », non orientées vers la réalité et de ce fait idéologiques, ne peuvent fournir une base pour une réforme des relations sociales, et donc triompher de la misère. Ce qui importe, c’est d’orienter le regard vers les phénomènes sociaux réels en se livrant à l’observation directe.
L’ouvrage de Vandana Shiva «Démocratie terrestre – alternatives à une globalisation néolibérale » est la conclusion de nombreuses années d’étude sur les thèmes de l’écologie, du social et de la politique, et elle résume les différents points de vue en une grande idée directrice : « Les sociétés vivantes, les écosystèmes vivants, les organismes vivants et les cultures vivantes se distinguent par 3 caractéristiques :

  1. par le principe de la diversité,
  2. par celui de l’auto-détermination, de l’auto-régulation et l’auto-régénération,
  3. par celui de l’interaction entre les systèmes, que l’on peut aussi traduire par « reflux », par « prendre, et « donner ».

Notre diversité rend possible la réciprocité et une culture du « prendre » et du « donner ». La réciprocité permet l’autogestion. Si nous vivons autonomes, en autogestion, mais profondément reliées à la terre et aux êtres vivants, en oeuvrant ensemble, cela donnera aux hommes les conditions pour leur survie future. Une démocratie planétaire naîtra, même si nous restons encore entourés de violence et de guerres. » (Zurich 2006, p.181 et suite)
Cette vision des choses, fondée sur les expériences d’une démocratie basée sur la ruralité et la paysannerie d’un subcontinent en développement, ne peut faire naître en nous qu’une reconnaissance pleine de considération. Si nous voulons parvenir à une compréhension véritable de notre situation sociale, il nous reste encore à fournir un travail d’approfondissement. Permettez-moi donc d’aborder le problème d’une autre façon.

La fin du travail ?
En 1995, sur invitation de la fondation Gorbatchev, les dirigeants de l’économie et de la politique les plus en vue et les meilleurs enseignants en sciences sociales et sciences économiques se réunirent à l’hôtel Fairmont à San Francisco. Leur but, dans un ‘’brain trust global’’ était d’élaborer des directives pour le nouveau millénaire. Tous ceux qui bénéficiaient de la meilleure renommée furent invités et vinrent.  
On se mit rapidement d’accord sur le fait que dans un avenir proche, 20% de la population active suffira pour nourrir tout le monde. Jeremy Rifkin, l’auteur de « la fin du travail », expliqua que les autres 80% désireux de travailler seront confrontés à de sérieux problèmes. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président des Etats-Unis Jimmy Carter, compléta avec le cynisme des puissants, qu’il faudra calmer les autres 80% avec du tittytainment, faisant allusion à un jargon américain mêlant divertissement et passe-temps insipide pour la masse, avec les besoins physiques les plus élémentaires. C’est l’utilisation et la traduction américaine de l’ancien « panem et circenses » romain, le pain et les jeux du cirque, et qui devront garantir une domination paisible.
Son étude des phénomènes historiques avait conduit Rudolf Steiner à le formuler de manière encore plus radicale le 1.12.1918 (GA 186) : notre époque est caractérisée par le fait que de nos jours les êtres humains veulent que l’ordre social leur garantisse une existence humaine digne. « Et c’est seulement à l’époque actuelle, qui a débuté au 15ème siècle, qu’apparaît l’exigence pour la structure sociale extérieure dans laquelle est inclus l’être humain, de donner une image de la tripartition de l’homme. » A cause de l’économie qui a conduit à la division du travail, à sa rationalisation, à la robotisation, on ne voit plus seulement l’homme réel au travail, car de multiples autres facteurs apparaissent : les inventions, les robots participent à la production. Cela ne créera pas seulement une situation où l’on verra que « l’on peut se passer des 9/10 du travail exécuté encore de nos jours par la main de l’homme, mais qu’il (l’occultisme mécanique de l’ouest) permettra aussi de paralyser chaque mouvement de révolte émanant des masses humaines mécontentes »
Nous sommes ici au centre de la question de la dignité humaine. Ce n’est que grâce à son travail que l’homme devient vraiment homme et cela ne fait qu’empirer le côté critique de la situation. Le chômage n’est pas un problème en soi, mais une question de partage qui soulève de graves problèmes psychologiques. Le fait que toujours moins d’êtres humains produisent toujours plus est en soi un progrès important. Il faudrait évidemment garantir sur toute la terre pour chaque citoyen un revenu qui tienne compte de la dignité humaine. Alors tout le monde, partout sur terre, pourrait mettre sa créativité au service de ses sœurs et frères  humains. C’est seulement le revenu de base universel qui apporterait aux hommes la liberté de travailler.
C’est cela la vraie mission d’une globalisation à visage humain. C’est justement le marché mondial qui nous permettrait de développer un ordre économique post-industriel n’ayant plus pour but le combat pour la survie dans une lutte entre concurrents, comme aime le suggérer le libéralisme depuis Adam Smith, mais qui pourrait réaliser les vœux et les rêves du jeune Karl Marx : chacun selon ses dons, chacun selon ses besoins.

Division du travail, globalisation et néolibéralisme.
Réexaminons les faits en prenant comme point de départ la division du travail. C’est elle qui a apporté ce grand progrès dans notre façon de produire, car elle a rendu possible une extraordinaire économie de force de travail humain, mais parallèlement cela a conduit aussi à un puissant développement du marché, une transformation dont notre conscience n’a pu suivre le rythme. L’impact de cet effet a été observé de manière géniale par Adam Smith,  souvent désigné comme étant le père de l’économie politique.
Ce n’est pas l’activité économique propre qui nous a amené les problèmes liés au mode moderne de production et à la globalisation, mais les liens entre le développement de l’économie moderne avec l’idéologie du libéralisme, même si ce dernier est souvent affublé de l’attribut inadéquat de « néolibéralisme ». Le rétablissement et l’expansion des forces politiques conservatrices à la fin des années 70 du siècle dernier vit renaître sous un habit neuf les anciens dogmes et idéologies économistes. Aux USA il y eut Milton Friedman qui devint conseiller de Ronald Reagan, en Angleterre c’est Friedrich August von Hajek qui fut le mentor de Margret Thatcher, la « dame de fer ». Les deux conseillers favorisèrent la naissance de cette idéologie soi-disant ‘’néolibéralisme’’, von Hajek instituant une variante de la politique monétaire : le monétarisme.
Plus les entreprises auront les coudées franches dans le domaine de l’investissement et de l’emploi, plus augmenteront la croissance et le niveau de vie. C’est ainsi que fut encouragé un renouveau de la lutte pour la liberté de l’utilisation égoïste du capital. « Dérégulation, libéralisation et privatisation furent les instruments stratégiques de la politique économique européenne et américaine qui élevèrent le programme néolibéral au rang d’idéologie étatique. Les dirigeants les plus radicaux des marchés de Washington et de Londres déclarèrent que la loi de l’offre et de la demande était ce qu’il y avait de mieux parmi tous les principes régulateurs possibles. L’extension du libre-marché devint une fin en soi qui ne fut plus remise en question. Avec la totale libéralisation de la circulation des devises et du capital, l’intervention la plus radicale dans la constitution économique des démocraties occidentales se fit sans opposition notable ». (Hans Peter Martin/Harald Schumann, Die Globalisierungfalle – Der Angriff auf Demokratie und Wohlstand, Reinbeck 1996, p.154)

Adam Smith entre phénoménologie et idéologie.
D’ailleurs tout ce que l’on désigne par moderne ou « néo » reste totalement confus. Dans leurs grandes lignes ces conceptions ressemblent à s’y méprendre à la théorie qu’ Adam Smith a défendue en 1776 dans son ouvrage « La prospérité des Nations » (an Inquiry into the nature and causes of the Wealth of Nations) où il a dépeint de manière grandiose les conséquences et la fécondité de la division du travail. Mais lorsqu’il s’agit des concepts de l’économie politique, Smith en est resté au Moyen Age. Ses concepts du travail et du capital se réfèrent aux règles anciennes organisant les castes sociales et les corporations qui étaient légitimes à cette époque, mais qui ne peuvent plus le prétendre à l’ère industrielle ou même postindustrielle.
Noam Chomsky, le théoricien réputé des langues, professeur au Massachusetts Institut of Technology et récompensé de dix distinctions de docteur honoris causa, ne fut pas le dernier à devenir un activiste politique lorsqu’il s’aperçut de la forme que prenait la globalisation. Lui aussi dénia au néolibéralisme l’élément innovateur, concédant tout au plus dans la nouvelle forme de cette idéologie l’ambition d’établir une réglementation nouvelle mondiale. « L’expression ‘’néolibéralisme’’ veut exprimer un nouveau système de principes tout en se fondant sur des idées libérales classiques : Adam Smith y est honoré comme un Saint Patron … pour le reste, les idées sont loin d’être neuves, par contre les hypothèses de base s’éloignent fortement des principes qui, depuis les Lumières, ont constaté l’élément vital de la tradition libérale. » (Noam Chomsky, Profit over people. Néolibéralisme et ordre mondial global, Hamburg 2000, p. 21)
Adam Smith voyait dans l’égoïsme le ressort de tout progrès économique. Si tous les participants de l’activité de marché pouvaient exprimer leur intérêt personnel, sans obstacles étatiques ou autres, alors une main invisible (the invisible hand) retournerait le mécanisme de manière à rendre ses effets salutaires pour tout le monde. Bien que l’évolution, surtout durant le 20ème siècle, ait conduit cette pensée ad absurdum, elle conserve malgré tout un caractère si magique qu’actuellement la plupart des économistes y sont encore attachés. La réalité a vraiment montré que la libre concurrence du marché n’a conduit qu’à enrichir toujours plus les riches et les puissants alors que les ‘’laissés pour compte’’ continuent à rester dans leur rôle. C’est l’humain qui en paie les frais.
Dans un article du « Gardian » de décembre 2002 Joseph Stiglitz, prix Nobel et ancien chef économiste de la Banque Mondiale écrit : « there is no invisible hand », il n’y a pas de main invisible : « L’économie expérimentale est arrivée à des conclusions assez amusantes dans ses études sur l’altruisme et l’égoïsme. Il apparaît que les personnes volontaires pour ces expériences ne sont pas aussi égoïstes que les économistes le prédisaient théoriquement, à l’exception d’un groupe, celui des économistes eux-mêmes. Est-ce le fait que la science économique est une discipline qui attire des individus à la nature déjà plus égoïste au départ, ou bien est-ce l’enseignement même de l’économie qui développe l’égoïsme ? Il en va probablement des deux… Ce prix Nobel souligne combien il est important d’étudier les gens et les systèmes économiques tels qu’ils sont et non pas tels que nous désirions qu’ils soient… Ce n’est que lorsque nous saisissons mieux le véritable comportement humain que nous pourrons espérer inventer des lignes de conduite politique permettant à notre économie de s’améliorer. »
Stiglitz évoque ainsi des méthodes d’une science économique et sociale qui ont cours aussi ici au Goetheanum : une observation des véritables phénomènes sociaux, indépendants de tous les souhaits subjectifs et de toute idéologie. Se fondant sur une telle perception objective du monde des faits concrets, Rudolf Steiner caractérise l’idéologie libérale avec la plus grande sévérité : « Car étudiez Adam Smith : dans son économie politique il n’évoque pas du tout l’être humain, mais il parle d’un certain morceau de terre avec ce qui y pousse, ce qu’on y trouve, et ensuite il mentionne encore un automate qui se met à semer, à récolter etc… et ces deux constatations c’est ce dont parle en réalité Adam Smith, et lorsqu’il évoque les principales caractéristiques de cet automate, il se sert des termes de liberté économique, quant au lopin de terre, il l’appelle propriété privée… Nulle part chez Adam Smith vous ne trouverez le concept d’homme. Faites l’expérience. Vous y découvrirez un assemblage de propriétés privées et d’automates économiques, mais jamais de concept humain. Vous voyez ce qu’il faut rechercher : il faut rechercher l’homme en tant que tel. » (Rudolf Steiner, 11.12.1920, GA 202)
Voilà ce que devrait être la mission d’une science sociale moderne : prendre l’homme comme point de départ pour étudier tout processus social. Une science de l’homme et une science sociale sont inséparables.
Notre devoir n’est pas d’inventer des idéologies sur la base de théories abstraites et mécanistes concernant la société, mais de porter notre regard impartial sur l’homme tel qu’il se présente dans l’organisme social. Alors pourra naître une connaissance sociale neuve fondée sur la réalité. Ce regard sur la réalité est souvent faussé par notre éducation. Les idéologies encombrant nos têtes déforment ou empêchent une appréhension spontanée de la réalité.

Egoïsme et altruisme-
deux forces réelles de l’existence humaine.
Bien sûr, l’égoïsme est aussi un élément de la nature humaine. Méconnaître cet instinct en l’homme ne serait pas réaliste. C’est aussi cela qui conduit beaucoup de théoriciens des sciences sociales et encore plus de praticiens de ce secteur à la conviction que la société doit veiller à ce que chacun puisse tirer le plus grand bénéfice de la prestation de son travail. Au sujet de l’activité économique Rudolf Steiner arrive à une approche exactement opposée qu’il formule ainsi, il y a exactement un siècle, dans sa « loi sociale fondamentale » :
« La prospérité d’un groupement d’hommes oeuvrant ensemble est d’autant plus grande que chacun revendique le moins possible les fruits de son travail pour son propre profit, c'est-à-dire que plus il en fait profiter ses collaborateurs, et plus ses propres besoins sont couverts, non pas par le résultat de son travail à lui, mais par celui des autres. Toutes les organisations au sein d’une communauté humaine qui vont à l’encontre de cette loi créeront à la longue, ici ou là, de la misère… »
Pour appréhender ce qu’est la prospérité, on peut essayer d’évoquer son contraire, la misère, la pauvreté qui engendre la détresse. Rudolf Steiner remplace souvent ce terme de prospérité (Heil) par le concept de ‘’ heilsam ’’ qui signifie ‘’salutaire’’ ; dans la racine gothique « hails » contient aussi le sens de ‘’en bonne santé ‘’ (gesund, unversehrt, unverletzt). De lui découle « heil » et son idée de « faire partie », mais aussi « heilig », c’est à dire, sacré, appartenir aux Dieux, leur être consacré. N’y découvre-t-on pas ce qu’il y a d’archétypal en l’homme, sa noblesse, son être aux multiples possibilités, dont la source se nourrit au monde spirituel - divin ? Ne sont-ce pas justement les aptitudes, les capacités permettant à l’être humain de s’élever au-dessus du règne animal, donc au-dessus de la nature ?
Dans le domaine social il ne faudrait pas utiliser les termes de juste ou faux, il serait plus objectif d’évoquer ce qui apporte la santé et ce qui rend malade. Chaque communauté doit trouver la forme qui lui convient, aucune n’est juste ou fausse, mais il existe les règles à respecter, et lorsqu’elles ne le sont pas alors, parmi les hommes, « toutes les dispositions créeront à la longue, quelque part, misère, pauvreté et détresse ». Un travail mal fait par des ingénieurs se traduira aussitôt par le mauvais état de la route ou par l’écroulement du pont. Dans le domaine social, les conséquences ne sont pas aussi rapides.
Lorsque notre regard se porte sur l’ensemble des travailleurs, il est naturel d’y voir tout d’abord une « communauté de travail » telle qu’elle se présentait aussi dans les corporations du Moyen-Age. Mais cette idée d’un tel travail en commun nous incite à constater les relations très étendues dans nos entreprises actuellement, mais aussi au sujet de la politique économique nationale. Le problème de la séparation entre travail et revenu ne peut-il être résolu que dans le cadre d’une unique communauté juridique et seulement dans une seule nation ? Dans notre époque de globalisation, ne devient-il pas de plus en plus évident qu’une approche de l’ensemble des travailleurs ne peut être envisagée qu’en dépassant le niveau strictement national pour une approche globale, universelle ? A notre époque, des mesures sociales ne peuvent être salutaires que si elles tiennent compte du destin parfois difficile des sœurs et des frères partout dans le monde. Evidemment, chaque groupe devra trouver sa solution adéquate, mais cela n’est possible que si c’est l’ensemble du destin de l’humanité qui est pris en considération.
Concernant cette loi sociale fondamentale, Rudolf Steiner ajoute aussitôt : «Donc, ce dont il s’agit c’est que pour les collaborateurs, travail et salaire soient deux choses différentes… ». Une telle considération peut nous inviter à songer à la nécessité d’un revenu inconditionnel de base, qui sera d’ailleurs le sujet, demain, de la conférence de G. Werner. La vie économique moderne, de même que l’ensemble de la vie sociale, poussent à trouver rapidement une solution à ce problème. Cela représente pour nous une chance qui ne s’est encore jamais présentée dans l’évolution de l’humanité.

Quelques phénomènes de la société moderne.
Les besoins humains constituent le point de départ et l’orientation de toute activité économique. Les valeurs économiques naissent de la transformation de la nature par le travail humain et des capacités intellectuelles à organiser le travail. Nous devons développer une perception, une pensée et un sentiment totalement neufs face, à la fois au fondement naturel (dimension écologique : protection durable de la nature), comme aussi face au travail humain (dimension socio-économique : droit à un travail digne), afin d’en faire émaner une organisation sociale créative et dynamique. Cela pourra alors nous conduire à considérer que la relation au travail devrait recevoir une nouvelle dimension juridique : chaque homme, du fait qu’il est homme, doit avoir le droit à une existence digne. Pour cela il lui faut un revenu raisonnable.
Observer l’être humain nous conduit à regarder le monde. Cela nous permet de constater que c’est justement la globalisation qui offre à l’humanité une chance unique : une collaboration mondiale rendant possible la satisfaction des besoins de tous les hommes. De nos jours, les idées sociales doivent être pensées partout sur la terre. « L’organisme social, c’est penser le monde entier comme étant un organisme économique. » (Rudolf Steiner, cours d’économie nationale – la mission d’une nouvelle science de l’économie, GA 340). Dorénavant une vie économique ne pourra plus s’appréhender qu’en se référant au monde entier.
On peut mesurer le niveau du progrès d’une société en observant jusqu’à quel point les facultés et les besoins des hommes se sont individualisés, c'est-à-dire jusqu’à quel point ils peuvent déployer leurs facultés propres au service des autres et en toute liberté. Cette exigence de liberté pour tous les hommes avait déjà été exprimée par la révolution française : Liberté
Otto Schily, l’ancien ministre de l’intérieur allemand l’avait remarqué : « L’organisation sociale du travail est encore loin, aujourd’hui, de permettre à la dimension culturelle et spirituelle du travail de se déployer. L’organisation sociale du travail est loin de reconnaître la dignité de l’homme en tant qu’être spirituel, sinon il serait impossible de considérer le travail comme une marchandise. » (Otto Schily : Flore, faune et finances, Hambourg 1998, p.222)
Division du travail, soutien aux étrangers, mode de production collectif, sont les principes de la société économique moderne. Aucun endroit au monde n’est aujourd’hui à même de se suffire à lui-même ; seul un travail collectif mondial est capable de satisfaire aux conditions de la production postindustrielle, ce qui signifie donc que l’activité dans son ensemble au profit d’un autre groupe humain ou d’un autre être humain nécessite en même temps le principe fonctionnel économique du travail solidaire ou fraternel selon l’idéal de fraternité de la Révolution Française. : Fraternité.
Le flux des valeurs économiques est accompagné par les processus juridiques concernant, premièrement : l’engagement de la collaboration des ‘’travailleurs’’, deuxièmement : l’autorisation de la mise sur le marché des biens et des services. Ces processus juridiques s’effectuent par l’intermédiaire de l’argent. Le domaine financier, de même que l’ensemble de la vie juridique, doivent reposer sur une base démocratique permettant aux processus juridiques de se conformer aux règles de la justice. Une troisième exigence de la révolution française fut conséquemment celle d’égalité. : Egalité.
Liberté - Egalité - Fraternité, sont les principes fonctionnels d’une société moderne basée sur l’autogestion. Celle-ci ne peut être envisagée par l’homme qu’avec l’apport de la triarticulation : liberté dans la vie de l’esprit, égalité dans la vie juridique, fraternité dans la vie économique, ainsi que Rudolf Steiner l’avait formulé au regard d’une exigence sociale globale. De cette exigence découle évidemment la nécessité pour tous les hommes de bénéficier d’un revenu de base inconditionnel. Il s’agit maintenant de trouver la voie permettant à un nombre suffisamment important de personnes d’être les porteurs d’une telle impulsion.
Je voudrais terminer par une déclaration de Noam Chomsky : « Nous possédons actuellement les ressources techniques et matérielles capables de satisfaire les besoins élémentaires des hommes. Ce que nous avons omis de développer, ce sont les ressources culturelles et morales, de même que les formes démocratiques de l’organisation de la société permettant l’utilisation humaniste et rationnelle de notre richesse matérielle et de nos énormes potentialités. » (Zukunft des Staates – Avenir de l’état – Berlin, 2005)
Collaborer au développement de ces ressources culturelles et matérielles, ainsi qu’à celle de l’organisation sociale, peut devenir l’une des missions les plus essentielles, passionnantes et satisfaisantes de notre temps.