Mathias Spielkamp
Qui ne mange pas, ne peut penser.

Pour que la connaissance puisse se répandre, elle doit être aussi libre que possible, donc disponible pour ceux qui veulent l’utiliser et non être appropriée par ceux qui veulent seulement l’exploiter. La meilleure base imaginable rendant possible une activité à de telles conditions est le revenu de base inconditionnel.
Cette thèse, je voudrais la développer en trois étapes. Je présenterai d’abord ce que j’entends par ‘’libre connaissance’’ (freies Wissen), je continuerai en expliquant les conséquences de la ‘’révolution informatique’’ en ce qui concerne les productions de biens, pour finalement indiquer quel rôle pourrait jouer dans ce contexte un revenu de base garanti.
Venons en donc au ‘’libre service’’, à la ‘’libre culture’’ : ces termes ont pris une singulière importance au cours des deux ou trois dernières années. Cela ne signifie nullement qu’une partie de la population sache déjà quoi en faire, c’est bien l’inverse, comme je viens tout juste de le constater au cours de l’organisation de la grande conférence internationale ‘’Wizards of  054’’ à laquelle j’avais participé et qui s’est déroulée il y a deux semaines à Berlin. L’intérêt suscité par ce colloque placé sous le motto « Information Freedom Rules » fut très grand mais je dus tout d’abord expliquer à pratiquement tous les journalistes et à la majorité de mes amis et connaissances de quoi il s’agissait.
Pourquoi ces explications ? Tout d’abord pour ne pas vous donner l’impression de vous sentir obligés de connaître déjà tout cela, car même si je dis que la notoriété de la ‘’libre connaissance’’ et de la ‘’libre culture’’ a beaucoup augmenté, je sais que nous nous trouvons à un niveau d’intérêt qui est largement inférieur à celui suscité par les grands débats actuels, comme par exemple ceux qui traitent de la réforme de la santé ou de l’assurance vieillesse. Mon affirmation tout à fait péremptoire est que cela va changer, et doit changer si notre société veut continuer à bien évoluer.  

Logiciel libre
L’idée de ‘’libre connaissance’’ dans sa forme actuelle est née avec le développement des logiciels. Je suis certain que chacun d’entre vous a déjà entendu parler du système d’exploitation Linux, logiciel libre, mais je suis tout aussi certain que la plupart d’entre vous n’êtes pas capables d’expliquer en quoi consiste cette liberté du logiciel libre ; deuxièmement que vous n’avez pas installé vous-mêmes Linux dans l’ordinateur ; mais que troisièmement vous l’utilisez tous les jours, intensément, sans le savoir dans la plupart des cas.
Tout d’abord qu’est ce qui rend libre un logiciel ? C’est sa licence d’exploitation. Cela a l’air bien catégorique, mais s’explique très facilement. En 1984 un programmeur travaillait au laboratoire d’intelligence artificielle à l’institut de Technologie à Cambridge aux U.S.A. Il s’appelait Richard Stallman et c’était l’époque où l’on avait développé les logiciels pour les ordinateurs, car sans eux ils ne fonctionnaient pas. La légende veut qu’à un moment donné de l’année 1984 Richard Stallman essaya de mettre en marche une imprimante. Comme cela ne fonctionnait pas, il voulut regarder de plus près le programme et constata que celui-ci se trouvait sous une licence interdisant de modifier ce que l’on nomme le code – source, donc les lignes du programme.
Stallman, dans la vie duquel le logiciel joue probablement le même rôle que le journal pour nous, les communs des mortels, était outré. Comment pouvait-on lui interdire de consulter le code ? Ou bien de le modifier ? Pour Stallman, élevé en même temps que le développement des logiciels, qu’ils ne soient pas libres, c’était une idée inconcevable et c’était pourtant ce qui était arrivé.
Comment ? Par exemple par ce que l’on dénomme contrat de licence. Afin de pouvoir utiliser le logiciel, l’acheteur doit établir une convention avec le vendeur, où il s’engage à ne pas transmettre le logiciel à un autre utilisateur, ni le modifier, ni le copier. De telles licences sont protégées par des droits d’auteur et des brevets. Pour Stallman cela contredisait son éthique de programmeur et même tout simplement les lois de la société. A ce moment de réflexion il prétendait que c’était comme si on voulait lui interdire de progresser lui-même et d’aider les autres en modifiant les programmes, en corrigeant leurs défauts etc… ; il était hors de lui, ce qui était une bonne chose, car cela l’incita à réfléchir au logiciel libre.
Il exposa ses observations dans de nombreuses conférences et publications et fit lui-même des recherches sur le sujet. Je cite à partir d’une conférence retransmise par la B.B.C. :
« Que devais-je entreprendre ? Je n’avais aucun parti politique pour me soutenir, je ne pouvais convaincre ni le gouvernement, ni aucune entreprise de changer leur manière de faire ; mais je savais écrire un programme. Je me suis donc dit : je vais développer un autre système d’exploitation avec l’aide de tous ceux qui voudraient bien m’aider, et ensemble nous en ferons naître le logiciel libre. Nous respectons votre liberté. » Et c’est ainsi qu’il développa son propre logiciel libre. Il contient ce qu’il appela ses quatre libertés. Je le cite :
. Liberté  0: avoir toute latitude à développer un programme selon sa volonté ;
. Liberté 1 : permettre de pouvoir le faire évoluer soi-même, c'est-à-dire avoir accès au code – source et pouvoir l’utiliser librement.
. Liberté 2 : celle d’aider son voisin, c'est-à-dire d’être libre de copier le logiciel libre et de la transmettre à autrui si on le désire.
. Liberté 3 : celle d’aider sa communauté. C’est la liberté de publier une version modifiée du logiciel libre et de le distribuer.
Lorsque toutes ces quatre libertés sont garanties, alors un programme devient logiciel libre.
Cette formulation fut déjà une performance impressionnante en soi car elle aboutit à une définition de la liberté pour ce qui concerne un mode d’expression particulier, celui de logiciel libre. Mais l’aspect réellement génial de l’idée de Stallman va encore beaucoup plus loin : comme il l’avait exprimé lui-même, il était capable de programmer. Il n’espérait pas pouvoir modifier le droit d’auteur qui, en 1984, était déjà fortement internationalisé. Il décida donc de le noyauter.
Cela se fit ainsi : le GPL, c'est-à-dire la General Public License, ce fut le nom qu’il donna à sa licence de logiciel libre, comporta une condition capitale : quiconque désirait utiliser un programme placé sous cette licence afin de le développer et d’en faire d’autres licences, devait consentir à remettre ses résultats à la disposition de tous, sous cette même licence.
C’est ce que l’on nomme ‘’effet viral’’ : chaque programme placé sous cette licence fait progresser le ‘’danger d’infection’’, c'est-à-dire la chance de faire naître un programme en plus qui devient lui-même à nouveau du logiciel libre. Et c’est cette idée qui conduisit à la rapide propagation des logiciels libres depuis 20 ans. En tant que programmeur on ne peut s’en passer qu’à condition d’y renoncer totalement ce qui, entre temps, est devenu très difficile, car les logiciels libres sont innombrables.
Cela me permet d’affirmer que tous, nous utilisons constamment du logiciel libre. Comment ? En envoyant des Emails, en surfant sur World Wide Web, en nous connectant à Google, en recherchant les livres sur Amazone. La plupart d’entre vous seront surpris d’apprendre que le logiciel libre possède une part de marché sur la plage des prestations qui ressemble à celle du système d’exploitation de Microsoft Windows. Prenons ce que l’on nomme les serveurs Web, ce sont les programmes mis à la disposition des prestataires et qui leur indiquent des pages de Web lorsque, par exemple, ils saisissent www.nzz.ch. Ce logiciel existe chez Microsoft, alors il s’appelle Microsoft Server, ou bien comme logiciel libre, alors il s’appelle Apache.
En janvier de cette année le logiciel libre Apache avait une part de marché de presque 70%, le Microsoft Server de presque 21%. Je ne parle pas ici d’un quelconque logiciel libre insignifiant, mais de celui qui rend possible le miracle technologique de World Wide Web. Et d’ailleurs, ce que ces chiffres ne montrent pas, c’est le fait que ce sont justement de grands prestataires comme Google et Yahoo, de même que la déjà citée Neue Zürcher Zeitung (journal publié à Zurich, N.du T.) qui proposent du logiciel libre, ce qui signifie que la part de marché des pages du Web qui son créées par le logiciel libre est probablement nettement supérieure à la part de marché des serveurs parce qu’évidemment des prestataires importants tel que Google émettent plus de pages de Web que des petits.
Pour mettre l’accent sur le phénomène, j’aimerais citer Paul Graham, membre du groupe très restreint d’hommes qui programment au plus haut niveau et qui savent s’exprimer. Dans l’une de ses études il écrit : « Celui qui, actuellement, veut installer des logiciels sur le Web Server de Microsoft doit être capable d’expliquer ce qu’il fait mieux que Google, Yahoo ou Amazon. » Car ces géants de l’internet utilisent tous les logiciels libres et ils ne vont pas changer de sitôt.
Mais sur le ‘’Desktop’’, c'est-à-dire l’ordinateur des utilisateurs habituels, il en va cependant tout autrement. Ici la part de marché du logiciel libre se situe, selon les pronostics, entre 2 et 4%. Cette participation va vraisemblablement augmenter, mais il est improbable que Linux devienne dans les cinq années à venir un concurrent sérieux du système d’exploitation de Microsoft Windows. Mais ici encore, il s’agit de ne pas oublier qu’une part de marché de 5% au lieu de 4% signifie certainement un manque à gagner pour Microsoft d’une somme à deux ou trois chiffres de millions. Cet exemple montre clairement qu’il ne s’agit plus ici d’un phénomène secondaire.

Libre accès à la connaissance.
Ainsi donc le logiciel libre revêt une grande importance. Mais ce n’est pas pour rien que le sous-titre de ma conférence s’intitule : « le revenu de base comme fondement de la société du savoir. » Et, bien sûr, la connaissance n’est pas réduite à l’accès à un logiciel libre. Je suis conscient que le concept de ‘’société du savoir’’ est très controversé, mais aussi justifié fut-il, ce n’est pas un débat que nous pouvons aborder dans ce cadre.
Je voudrais par contre me limiter à vous présenter un mouvement récent, inspiré du concept du logiciel libre, mais qui s’étend sur d’autres domaines spécifiques et d’autres modes d’expression tels que musique, texte, photos et films, animation, travaux scientifiques. Le mot–clé est Créatives Commons. Il s’agit aussi d’une licence comme celle du General Public License, c'est-à-dire une licence permettant d’ouvrir au public des contenus. Plus exactement, Créatives Commons est un paquet de licences créé par Lawrence Lessig, un expert en droit constitutionnel de l’université Stanford, et qui est devenu entre temps le plus grand expert en droits d’auteurs au monde.
Les Créatives Commons Licenses permettent à l’auteur d’une œuvre d’informer de manière simple les gens de la façon dont ils ont le droit d’utiliser cette œuvre. Quand je parle d’utilisation, je comprends un emploi dans le sens du droit d’auteur. La lecture d’un livre ne fait pas partie de ce genre d’utilisation, par contre le recopier et le vendre, oui. J’y reviendrai.
Mais tout d’abord une courte remarque concernant l’histoire du droit d’auteur. Les premières lois concernant ce sujet ne furent pas des droits concernant l’auteur, mais l’éditeur. Je voudrais le dire avec les mots de Eberhard Ortlan, un philosophe du droit de l’université libre de Berlin qui écrit : « Contrairement à ce que suggère la dénomination, ce droit est apparu comme un droit de l’éditeur. Le terme anglais de ‘’copyright’’ est plus exact : il s’agit tout d’abord de dire qui est autorisé à multiplier les livres et d’autres choses imprimées et à les distribuer, puis à interdire la fabrication ou la distribution des copies de l’œuvre. Pour l’essentiel, il s’agit tout d’abord d’une loi du marché pour réguler la concurrence entre les éditeurs. »
Cela se modifia le jour où la figure de l’auteur apparut sur le devant de la scène. A partir de ce moment les droits juridiques de l’Europe continentale et ceux de sa partie anglo-saxonne se séparèrent. Les premiers reposèrent plus fortement sur l’idée qu’un lien métaphysique liait indissolublement l’auteur et son œuvre, de sorte que le droit d’auteur devint une espèce de droit naturel. Il n’est donc pas étonnant que dans l’espace culturel allemand ce furent essentiellement Kant, Hegel et Fichte qui fondèrent cette acception.
En Angleterre et aux U.S.A. domine une autre conception ; là le copyright était le moyen pour arriver à un but, c'est-à-dire de stimuler la créativité et l’initiative vers d’autres créations. Le ‘’statute of Anne’’ de 1710, le premier copyright, l’exprime joliment. Cette loi est « an Act for Encouragement of Learning, by vesting the Copies of spirited Books, in the Authors on Purchasers of such Copies, during the Times therein mentioned » – donc un essai pour encourager les personnes cultivées d’écrire des livres utiles en leur conférant les droits absolus sur leurs publications. Ils pouvaient alors rémunérer quelqu’un pour publier leurs œuvres. Cette sécurité économique ainsi assurée devait relancer la créativité des ‘’hommes cultivés ‘’ selon la devise : ‘’lorsque mon travail me permet de subvenir à mes besoins, alors je le fais encore plus volontiers.’’
Aussi bien dans le Statute of Anne que dans le premier copyright, la durée de la protection était de 14 ans. Par ailleurs le copyright ne protégeait que des œuvres spécifiques, aux U.S.A. par exemple des livres, des diagrammes et des cartes géographiques, et devait être déclaré pour chaque création. A l’origine le copyright n’interdisait que la publication commerciale non autorisée de ces œuvres. On avait le droit de les modifier et de les publier, dès lors qu’on ne poursuivait aucun but commercial.
Pour la plupart des œuvres, la durée de la protection a été prolongée, elle est actuellement de 70 ans après la mort de l’auteur, pratiquement dans presque tous les domaines ; dans certains cas juridiques, même pour un E-mail, la publication n’a pas besoin d’être déclarée, mais toute diffusion et modification sont interdites, que ce soit ou non dans un but commercial.
Cela est clairement exprimé dans l’énoncé que l’on trouve dans les livres et sur les CD : ‘’tous droits réservés’’, et il s’agit vraiment de tous les droits. Cet alinéa n’aurait même pas besoin d’être inscrit pour être valable car, comme je viens de le dire, le droit d’auteur existe même sans être enregistré.
Cela montre bien avec quelle ampleur la protection du droit d’auteur s’est amplifiée au cours d’un peu moins de trois siècles. Tous les systèmes juridiques ont chaque fois rajouté les réglementations les plus restrictives, tout cela au service de la soi-disant harmonisation et au profit des grands exploitants des droits. Cela s’est intensifié surtout au cours des trente dernières années, entre autre l’augmentation de la durée de la protection qui, aux U.S.A. s’étend à 70 ans après la mort de l’auteur, et même jusqu’à 95 ans pour des œuvres commandées. Ultérieurement, les œuvres qui auraient perdu leur protection par exemple en 1999 selon la durée réglementaire et qui seraient devenues bien public, ont vu leur protection s’étendre jusqu’en 2019.
A la suite d’une plainte contre la Constitution, d’ailleurs soutenue par Lawrence Lessig, la Court Suprême des U.S.A. devait déterminer si cette prolongation de la durée de la protection était conforme à la Constitution de ce pays qui prévoit que le congrès pouvait autoriser des prolongations pour un temps limité (« for a limited time »). La cour suprême trancha : elle était conforme.
Elle ne trancha pas, pour des raisons formelles, sur la question de savoir si on pouvait stimuler la créativité en augmentant après coup la durée de la protection. Dans un communiqué concernant les négociations, 17 économistes prirent position par rapport à cette question, parmi eux cinq prix Nobel. L’un d’entre eux, Milton Friedman était si irrité contre ce projet de loi qu’il dit qu’il ne signerait ce communiqué que si, à un endroit quelconque du texte, apparaissait la mention de ‘’no-brainer’’, voulant dire par là que la prolongation rétroactive de la durée de la protection était une idée que le dernier idiot devait trouver insensée pour l’économie nationale.
Cela n’irrita nullement la Cour Suprême, la plainte fut rejetée. Pour Lawrence Lessig  ce fut la plus grande défaite de sa carrière et il dit avoir beaucoup souffert d’avoir vu passer cette chance historique de modifier ce système Copyright, si fortement critiqué par lui et par d’autres.
Certains hommes, et Lessig en faisait partie, arrivent pourtant à rendre leur douleur productive. Lorsqu’il s’aperçut que la possibilité d’un changement ne se représenterait plus pendant au moins un demi-siècle, il se mit à réfléchir au moyen d’exercer malgré tout une influence. C’était pour ainsi dire le moment ‘’Richard Stallman’’ de sa vie : reconnaître qu’il avait contre lui les politiques et les lobbyistes des grands ‘’exploitants’’ de droit et que son unique chance consisterait de faire le changement en commençant par le bas, c'est-à-dire par les utilisateurs et les créatifs.
C’est exactement dans ce but que furent conçues les Creative-Commons-licenses. Comme pour les licences de ‘’logiciel libre’’, elles aussi reposent sur le droit d’auteur. Mais en même temps elles donnent aux créatifs la possibilité de déterminer de manière graduelle tout ce que l’on peut faire avec leurs contenus. J’avais précédemment attiré l’attention sur le fait que lire un livre ou écouter un CD n’est pas régulé par le droit d’auteur.
Mais la publication d’un livre est un acte d’utilisation pour lequel j’ai besoin d’une licence. C’est bel et bien, direz-vous, et c’est bien pour réglementer tout cela que fut créé le droit d’auteur. Il ne faudrait pas que quelqu’un puisse s’emparer d’un livre conçu par un autre, qu’il puisse l’imprimer et le vendre sans en demander l’autorisation à l’auteur et le faire participer au bénéfice de manière raisonnable. Tout à fait juste. Mais je vous avais décrit le pouvoir que les bénéficiaires du droit avaient obtenu entre temps pour exercer leur contrôle sur leurs œuvres. Cela prend des dimensions absurdes et va jusqu’à autoriser un tel détendeur de droit à réclamer par exemple des royalties lorsqu’un musicien prend une fraction de deux secondes d’un chant pour l’incorporer à sa propre œuvre musicale ; ou bien des sommes exorbitantes sont exigées à l’auteur d’un film documentaire, car dans son film on distingue à l’arrière plan un poste de T.V. présentant quelques vues d’une série télévisuelle.
C’est particulièrement important dans un monde où, entre temps, publier est devenu un jeu d’enfant. Lorsque jadis vous preniez des photos protégées par le droit d’auteur pour en faire un collage et le suspendre dans votre chambre, alors cela n’intéressait personne, tout au plus vos colocataires qui, ou bien s’en réjouissaient, ou s’en irritaient. Si vous prenez à présent ces mêmes photos pour en faire un collage que vous incorporez dans votre ordinateur et que vous publiez sur votre Home-page, vous risquez d’être frappé d’un rappel à l’ordre ainsi que de dommages et intérêts d’un montant à cinq chiffres. Ce sont les mêmes conséquences pour un groupe d’écoles de musique qui ont enregistré sur une cassette une version de « I fouglit the low and I won » des ‘’Dead Kennedys’’ pour le distribuer à leurs amis. Personne n’y prêtait attention. Le groupe qui de nos jours enregistre « I fouglit the low and the low won » de Green Day et qui le publie sur Myspace se trouve en un rien de temps avec des avocats de l’industrie du disque sur le dos et ceux-ci bénéficient d’un salaire horaire de trois cents euros. Et c’est cela qui, pour le dire succinctement, grâce à la numérisation et à l’ascension d’Internet au rang d’un média de masse, a changé si fondamentalement.
Lessig et beaucoup de ses collègues, mais aussi des juristes, des économistes, des chercheurs en sciences sociales et des philosophes, qualifient ‘’d’extrémisme de droits d’auteurs’’ cette manière de procéder par des lois restrictives à l’extrême qui veulent contrôler ce développement : c’est une remarque pertinente. On peut affirmer qu’un contrôle aussi strict ne profite en fait qu’aux puissants exploitants des droits d’auteurs tels que Bertelsmann, Sony ou Time Warner, mais pas au créatif particulier ; au contraire, on lui obstrue le chemin pour l’empêcher d’insérer des œuvres étrangères dans ses propres œuvres. L’équilibre qui doit être recherché entre le droit de l’auteur individuel et le profit pour la société, disparaît ainsi.
L’origine de tout cela est évidemment beaucoup plus complexe, mais il fallait que je me limite afin de mieux préciser où je veux en venir.

Qui  finance l’économie de dons ?

J’aimerais traiter tout d’abord la question de savoir quels effets produisent les logiciels libres et l’accès aux programmes avec les conditions de production dans lesquelles sont créées les œuvres. Mais lorsqu’on évoque ce thème du logiciel libre, l’une des questions les plus souvent posées est la suivante : « Mais de quoi vivent alors les programmeurs lorsqu’ils écrivent des logiciels libres et qu’ensuite ils en font don ? » C’est une question pertinente qui conduit directement au deuxième point tout en précisant que, justement, les conditions de production n’arrêtent pas de se développer.
Lorsqu’on demande à Richard Stallman de quoi les programmeurs de logiciel libre doivent vivre, il répond habituellement qu’ils peuvent proposer des prestations de service et que, par ailleurs, on arrive à vivre avec très peu d’argent, et lui-même en est le meilleur exemple : déjà du temps où il était programmeur chez MIT il dormait le plus souvent sur un lit de camp dans son bureau et lorsqu’il voyageait il n’allait pratiquement jamais à l’hôtel, mais se faisait héberger chez des membres du mouvement du logiciel libre. Cela ne doit pas masquer le fait qu’en 1990 il reçut le Mac Arthur Fellowships, souvent appelé le ‘’genius grant’’, c'est-à-dire une bourse d’étude accordée au génie et dont la dotation de 500 000 dollars devrait permettre de tenir relativement longtemps, surtout avec un style de vie aussi austère.
Vous pouvez probablement vous imaginer que de tels propos ne rencontrent pas toujours beaucoup de consensus chez les programmeurs et que les ‘’conditions de travail’’ sont chaudement discutées. Tout le monde n’obtient pas une ‘’bourse du génie’’ tout en écrivant des logiciels libres suffisamment bons pour pouvoir être vendus sous forme de ‘’licences de propriété’’, ce qui est le pendant des licences libres. Mais permettez moi d’abréger ce point, car ce seul thème peut prêter à discussion durant des jours.
Je voudrais me contenter de vous dire qu’entre temps existent quelques études répondant à la question de savoir ce qui motive les programmeurs à proposer leurs logiciels sous forme de logiciel libre, plutôt que de les vendre. Les motifs sont aussi divers que les programmeurs eux-mêmes et vont de l’amour du prochain, jusqu’au désir de reconnaissance, ou à l’espoir d’être acheté par une entreprise de pointe telle que Google ou IBM pour y gagner beaucoup d’argent. Car ces firmes payent leurs employés pour écrire des logiciels libres, tout à fait dans le but de faire des affaires. Une firme telle que IBM a besoin d’une forte contre-image face au système d’exploitation de Microsoft-Window, car les monopoles conduisent à de trop fortes dépendances. Une entreprise telle que Google n’aurait de toute façon pas pu naître sans Linux, car à ses débuts elle n’aurait pas été à même de payer les coûts de licence pour les dizaines de milliers de serveurs qu’exploite l’entreprise. Là aussi il est important que Google publie des licences libres développés par l’entreprise sous la G.P.L. – c’est l’appellation inventée par Richard Stallman – car ce n’est qu'ainsi que celle-ci peut continuer à être développée et que Google peut en profiter en retour.
Il est important de souligner que le logiciel libre est devenu une réalité dont on ne peut plus se passer, et que dans beaucoup de domaines sa part de marché ne fait que croître. Et tout cela repose sur l’idée d’un seul être humain qui, en son temps, était dénoncé comme faisant partie de ces esprits fantasques un peu fous, dont les idées en aucun cas ne peuvent accéder à l’esprit trop réaliste des pragmatiques, car ils craindraient ainsi de se rendre ridicules. Le parallèle avec le débat sur le revenu de base saute aux yeux.
Je voudrais revenir sur ce point pour insister sur l’importance de la caractéristique de cette révolution. Stallman qualifie aussi son concept de Copyleft - principe, face au Copyright. Voilà un magnifique jeu de mots (du verbe to leave, N.du T.), plus on y réfléchit et plus il devient intéressant. Il indique en somme que la licence du logiciel libre sape le système du droit d’auteur en utilisant ses propres règles. J’utilise d’ailleurs les termes de Copyright et de droits d’auteur comme synonymes, tout en sachant que dans certains détails importants les deux se différencient fortement.
On présente souvent les licences libres comme une alternative au droit d’auteur, ce qui ne pourrait être plus faux, et pourtant je comprends parfaitement que des profanes puissent avoir cette impression.
Car voilà ce qui se passe : les licences libres sont des licences au sein des dispositions de lois sur les droits d’auteur. Seul le bénéficiaire de ces droits peut les utiliser pour déterminer la manière dont son œuvre peut être exploitée. Cela signifie que lui seul peut notifier à ceux qui utilisent son logiciel libre qu’ils doivent s’en tenir à certaines règles. Ces dernières sont stipulées dans le General Public License. Plus il accorde de droits d’exploitation, plus la licence se renforce.
En même temps la licence empêche ce pourquoi les droits d’auteurs sont aujourd’hui essentiellement utilisés, c'est-à-dire limiter l’action des utilisateurs dans ce qu’ils peuvent faire avec une œuvre, en l’occurrence l’utilisation des programmes. Car lorsqu’une licence est placée sous le contrôle du GPL, cela signifie qu’on ne pourra plus jamais s’approprier la licence, ni interdire son étude, son exploitation ou sa transmission. Rien que pour cette stratégie géniale, Stallman aurait mérité la bourse Mac Arthur.
Lessig n’est pas aussi radical que Stallman. Les Creative-Commons-Licenses autorisent une restriction que n’empêche pas le GPL : elles permettent l’interdiction pour une utilisation commerciale. Pourquoi ajouter encore cela ? rétorquerez vous. Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il existe nombre d’utilisateurs qui ne poursuivent aucun but commercial : la photo dans le Weblog, la musique pour les écoles, l’article pour le ‘’séminaire’’ – Wiki, tout cela suppose l’accord du titulaire des droits d’auteur. Grâce à la Creative-Commons-License cet accord est juridiquement assuré sans pour autant interdire la possibilité de gagner de l’argent quand une œuvre connaît un succès commercial.
« Changing your mind and the young Bowie » titrait la discussion sur ce sujet dans une Mailing Liste. Que serait-il advenu si, pendant les années 60, les Creative-Commons-Licenses avaient déjà existés et si David Bowie avait publié certaines de ses chansons sous cette licence ? Quelqu’un n’aurait-il pas pu s’emparer de sa musique et se remplir les poches, sans que David Bowie en eût perçu le moindre centime ? Cela aurait été impossible s’il avait cru au succès de ses chansons et les avait publiées sous une Cc-licence  qui ne permet qu’une utilisation non commerciale. Car alors chacun aurait pu publier cette musique sur sa propre page de Web, l’insérer aussi dans une bourse d’échanges et la faire connaître de cette façon. Mais dès l’instant où quelqu’un aurait voulu la mettre sur C.D. et la vendre, il aurait dû demander l’autorisation à Bowie qui aurait alors pu demander une rémunération.

L’univers insaisissable – biens sans corporéité ; valeurs sans frontières ?
Cela conduit à la troisième partie de mon exposé. Que vient faire tout cela avec le revenu de base ?
Nous vivons à une époque où toujours plus de valeur ajoutée est produite par des biens immatériels. Des patentes sont négociées à la manière de pommes, des licences de musique et de textes comme des barils de pétrole ou des tonnes d’acier. D’un côté cela éveille des convoitises ; je vous en avais cité quelques exemples vous montrant jusqu’où cela peut aller et quel danger cela peut représenter pour le développement d’un pool du savoir et de la créativité.
Je vous avais également esquissé les mouvements inverses se dressant contre l’appropriation et le verrouillage, contre l’appropriation numérique des différents territoires esquissée ici, et dans beaucoup de cas aboutie. Cette confrontation est encore loin d’être tranchée. Si à certains endroits mes propos ont une sonorité positive, cela provient de la grande impression laissée par les idées de Stallman et de Lessig pour empêcher cette appropriation, ce qui ne signifie pas que je suis persuadé de leurs succès.
Il existe une phrase célèbre attribuée à Isaac Newton. Dans une lettre il écrivit à Robert Hooke : « Si mon regard a pu se porter plus loin (que toi et Descartes), c’est que je me suis dressé sur les épaules de géants », voulant exprimer ainsi que c’est parce qu’il a pu utiliser le savoir de ses prédécesseurs, qu’il a développé ce qui le rendit célèbre à son tour et qui servit à nouveau de fondement pour les connaissances de ses successeurs. Dans ce contexte, il est particulièrement ironique de voir qu’avant Newton, cette même déclaration revient dans un témoignage de Bernard de Chartres, théologue au temps du Moyen-Age, qui se référait lui-même à Lucain, poète romain et neveu de Sénèque. L’origine pourrait en être le mythe de Cedalion qui se faisait porter sur les épaules du géant aveugle Orion et le dirigeait. Peut-on trouver une image plus belle pour illustrer mes propos ?
En tous les cas il faut vous représenter la situation que j’esquisse en vous imaginant apercevoir l’un de ces géants avec, à ses pieds, un automate avec l’inscription : « Pour grimper sur les épaules, introduisez votre carte de crédit, nous prélèverons ensuite le montant correspondant. »
J’espère en plus avoir réussi à vous transmettre une impression vous montrant combien les conditions de production se sont transformées à notre époque numérique, post-industrielle, du moins pour une partie des producteurs qui développent ce pourquoi Maurizio Lazzarato a forgé le concept de ‘’travail immatériel’’.
Et pour en venir au cœur de l’affaire voilà qu’apparaît, aux côtés de Stallman et Lessig, un troisième acteur principal : André Gorz. Ce philosophe autrichien vivant actuellement en France, s’est intéressé durant toute sa vie aux transformations du monde du travail. Je voudrais le citer à plusieurs reprises. Dans le chapitre ‘’la révolution micro-électrique’’ de son livre ‘’Chemins vers le paradis’’ il écrit : « le temps de travail ne pourra plus être la mesure de la valeur de l’échange, et celle-ci ne pourra plus être la mesure de la valeur économique. Le salaire ne pourra plus dépendre de la quantité de travail, et le droit à un revenu ne pourra plus être assujetti à un poste de travail. » C’était en 1983, donc à une époque où la majorité des gens n’avaient encore nullement remarqué le changement que les nouvelles technologies avaient amené avec elles. Mais dans un style différent, vous pourriez probablement lire aujourd’hui exactement cette même analyse dans un programme du parti des verts (‘’die Grünen’’ N.du T.).
Ce qui différencie cependant Gorz de beaucoup d’autres observateurs de ces changements, c’est le fait qu’il n’oublie jamais de placer aussi le sujet de son étude, l’ouvrier, l’employé, progressivement aussi le travailleur indépendant, au centre de la société post-fordiste. Il indique les changements subits par ce sujet depuis la société industrielle. Sa thèse : même si l’entreprise leur permet une participation au capital et aux profits, par exemple par l’actionnariat ou les options sur les achats d’actions, les employés essayeront malgré tout de ne pas ‘’vendre leur âme’’ en soustrayant une partie de leur existence à la contrainte d’une totale exploitation, en pratiquant par exemple un instrument de musique ou, justement, du logiciel libre.
Une autre citation de Gorz : « la manie d’associer production et capital rencontre pour le moins des frontières infranchissables aussi longtemps qu’une différence subsiste entre individu et entreprise, entre force de travail et capital, et aussi longtemps que la force de travail refuse de se laisser totalement accaparer par l’entreprise ». Mais il suffit « de reconnaître ces frontières, pour voir aussitôt comment les supprimer : en éliminant la différence entre sujet et entreprise, entre force de travail et capital. La personne elle-même doit devenir entreprise, elle doit se considérer elle-même comme force de travail, comme capital fixe exigeant une constante reproduction, modernisation, élargissement et mise en valeur. » Gorz caractérise cela en utilisant le concept de ‘’auto-patronat’’ (Selbstunternehmertum). Le soi-patron est celui qui élimine de son existence la différence entre individu et entreprise, entre force de travail et capital.
Si ce que je viens de vous citer vous fait penser à une Moi – S.A., ce n’est évidemment pas un hasard. Que la commission Harz soit tombée sur ce concept peut tout simplement être interprété comme une ruse hégélienne de la raison, sans décider encore si dans ce cas elle ne répond pas à une espèce de raison supérieure. En tous les cas cela indique clairement la manière dont on essaie d’effacer totalement, grâce à ce concept de soi-patronat, la différence entre capital et travail, sans pour autant modifier – et peut-être plus âprement que jamais – les conséquences qui en découlent.
Ce qui, à cette occasion, est en jeu chez les producteurs de libre connaissance, de logiciel libre, de libre culture, c’est le fait que, selon Gorz : « dans cette économie des connaissances qui s’annonce, le conflit central se place dans l’opposition entre, d’un côté, la totale instrumentalisation de toutes les facultés humaines et, de l’autre, de l’absolue mise en valeur en tant que telle des dispositions créatives non mesurées à l’aune d’une échelle de valeur déjà existante. Car ce qui est en jeu, c’est en particulier le droit de tous à l’accession libre et sans limite à une forme communicative de transmission du savoir et de la culture libérée de toute domination. »
L’argent nécessaire pour vivre, c'est-à-dire un revenu de base inconditionnel peut, selon Gorz, « libérer la soi-production (das Sich-selbst-Produzieren) des nécessités économiques d’exploitation et faciliter l’épanouissement de tous, au-delà des contingences de productivité du capital. Seules les aptitudes comptant comme une fin en soi, seule la culture libérée, offrent la possibilité à une société de remettre en question les transformations qui s’y opèrent et de leur en arracher un sens ».
Cela me conduit à la conclusion de mon exposé que je voudrais résumer en quelques lignes.

  1. Il y a toujours plus de valeur ajoutée obtenue par des biens immatériels tels que des programmes d’ordinateur, mais aussi par des textes, des films, des travaux scientifiques, des ‘’inventions’’ et bien plus encore.
  2. Il existe de puissantes tentatives, et bien souvent très fructueuses, de la part des grandes entreprises, de s’emparer des droits d’exploitation de ces biens immatériels sur le dos des créateurs.
  3. Cette appropriation du troisième millénaire se fait aux dépens de la prospérité de la société, car le savoir se développe plus aisément quand il est proposé librement ou lorsque une plus grande part en est mis à disposition de tous.
  4. Beaucoup de domaines offrent déjà des modèles de la façon dont le savoir est donné librement. Dans de nombreux cas, des entreprises et des législateurs essaient de stopper ces tentatives ou de les marginaliser.
  5. Pour la production de connaissances et de biens immatériels on a de plus en plus recours aux externalités positives pour la société. Aucune compensation n’est proposée pour cette perte.
  6. Bien au contraire : on oblige les producteurs individuels à se transformer en auto-entrepreneurs afin qu’ils mettent toujours plus de leur savoir-faire à disposition et qu’ils les produisent eux-mêmes.
  7. Cette tentative d’instrumentalisation totale de toutes les facultés humaines peut être contrecarrée par un revenu de base inconditionnel.

D’une certaine manière nous deviendrions tous des espèces de boursiers Mac Arthur. Imaginez toutes les bonnes choses qui pourraient en naître.