Götz W. Werner

Revenu de base : inconditionnel-
minimum culturel : absolument

Bonjour, mes amis !
Je participai récemment à une discussion sur le plateau d’une T.V. en compagnie d’un ministre des finances d’un état fédéré. En arrivant au studio il portait avec lui un épais paquet de feuilles et me dit : « Je me suis bien préparé au sujet de ce revenu de base ; mon chef de service m’a bien renseigné. » Au cours du débat, alors que la discussion allait bon train, il dit brusquement : « Oui, mais vous vous représentez cela ? Voilà que deux personnes s’unissent, mettent au monde une dizaine de gosses et vont vivre joyeusement grâce au revenu de base, sans jamais travailler ! » On voit bien où se niche le problème !
Et il est immense, car il s’agit de savoir comment penser le travail. Heureusement qu’une grande partie des êtres humains sont des femmes. Les femmes voient le travail autrement, en possèdent un autre concept, tout simplement à cause de leur expérience de vie. Elles savent que le travail n’est pas seulement travail lorsqu’il est rétribué, elles connaissent le travail au sein de la famille, à s’occuper de ses membres. Elles connaissent la charge du labour à accomplir avant même d’avoir clarifié s’il serait rémunéré. Les hommes pensent autrement et les femmes sont souvent choquées d’entendre les opinions de leurs époux concernant le travail. Mais à vrai dire, toute notre conscience est figée. Michaël Bockemühl vient de l’exprimer clairement tout à l’heure : on feint d’avoir des certitudes : « Je suis bien au courant de ce qu’est le travail. » Et notre ministre des finances, par ailleurs un homme respectable, n’a pas pu se dissuader, même après une intense préparation, que ce qui est évident pour lui reste une évidence.
Voilà notre problème, mes chers amis ! Comment est-il possible de changer le monde lorsque tout ce qui nous semble évident reste pour nous évident ? On peut en faire l’expérience chaque jour, en particulier lorsqu’on a des responsabilités dans des entreprises et que les choses devraient toujours changer ailleurs que chez soi-même. Là, tout doit garder sa place. Cela va d’une entreprise à l’autre, d’un rayon à l’autre, d’un homme à l’autre. Et pourtant l’idée de travail recèle un lourd potentiel de changement au niveau conceptuel de nos représentations, dans notre façon de considérer le monde. Il s’agit bien – et c’est un principe éprouvé dans les entreprises – de remettre en question ce qui existe déjà, de le penser autrement, de créer du nouveau et de l‘intégrer dans ce qui existe. L’idée d’un revenu de base inconditionnel et l’idée d’un impôt sur les dépenses sont deux magnifiques champs expérimentaux. Et avec cela c’est tout juste si nous avons atteint le niveau consistant à réviser notre pensée. Il s’agit d’une idée et non d’un but précis à atteindre. A l’instant même où nous voulons aboutir à quelque chose de défini, nous rétrécissons les possibilités, nous diminuons le potentiel de créativité nécessaire pour que nous amenions dans le monde quelque chose de neuf. Le grand danger c’est qu’à partir de ces deux idées celle du revenu de base et celle de l’impôt sur les dépenses, nous voulions aussitôt définir un programme, nous obligeant à nous engager sur des points précis. Alors on se crée des ennemis, car il y a toujours quelqu’un qui est aussitôt contre. Mais il ne s’agit pas du tout d’être contre. Il est possible aussi de simplement se réjouir de pouvoir réfléchir à quelque chose de si nouveau. Alors nous serons tous entrepreneur. Chacun d’entre nous, dans cette salle est un entrepreneur.
En fait nous entreprenons notre biographie : c’est une entreprise hautement dramatique et garantie mortelle, du moins dans les conditions terrestres. Ici tout poursuit inexorablement son chemin et nous ignorons ce que nous investissons et ce que nous semons au cours de notre biographie. Bernhard Lievegoed dit un jour : « un entrepreneur est un rêveur éveillé ». On ne peut mieux l’exprimer : un rêveur éveillé. Pour commencer, retenons fermement ce concept et soyons clair : que représentent les entrepreneurs dans une entreprise ? Dans une société conçue démocratiquement, chaque particulier est un souverain, un entrepreneur. Ce que nous mandatons ensuite, par voie d’élection ou autre, ce sont les managers. Ceux-là exécutent toujours la volonté des entrepreneurs, ou ce qu’ils supposent qu’elle est. Les managers sont très imprégnés du désir de se dépêcher d’obéir, car ils sont désignés par l’entrepreneur et révoqués par lui. Dans chaque famille il en est ainsi et ça s’y passe parfois de manière très compliquée. C’est ainsi dans chaque entreprise et aussi dans la société. Les Anglais font un beau jeu de mots qui souligne bien la différence entre entrepreneur et manager. Pour ce dernier il convient de bien faire les choses (to do the things right), alors que l’entrepreneur doit faire les bonnes choses (to do the right things). La question est de savoir si nous pouvons remettre en question ce qui a été fait et de penser autrement. Et là, tout dépend de chacun d’entre nous, de notre capacité à accueillir cette idée. La trouver mauvaise, ne suffit pas, la rejeter encore moins, mais la trouver bonne ne suffit pas non plus, il faut la faire sienne, véritablement. Dans sa ‘’Philosophie de la liberté’’ Rudolf Steiner résume en quelques mots ce principe de base : « Il faut se confronter à l’idée en la vivant de tout son être, sinon nous devenons son esclave. » Voilà le chas de l’aiguille à travers lequel nous devons passer.
Si de cela j’en fais mon dessein, il faudra évidemment que dans mes considérations j’évite de vouloir vous convaincre, et je dois éviter également de vous donner des réponses, ce qui est beaucoup plus difficile. Si je réussissais à susciter en chacun de vous des questions intéressantes, ce serait alors pour moi un summum. Le problème, c’est que nous sommes toujours en attente de réponses. Mais un entrepreneur, tel que nous le sommes chacun de nous, n’est pas à la recherche de réponses, mais de questions. L’ ‘’Université libre de science spirituelle’’, ici à Dornach, est directement le point focal pour les questions susceptibles de transformer notre conscience. Amener au questionnement est une vertu de base de l’anthroposophie, c’est du moins ainsi que je la comprends, car à travers les questions nous développons de la conscience.
Comment, entre nous, arriver au questionnement afin que chacun puisse progresser et aboutir au ‘’rêveur éveillé’’ de Lievegoed ? Plus nous deviendrons un rêveur éveillé, plus nous créerons de la réalité et plus nous stimulerons notre volonté. Car vous savez bien que si l’on veut réellement quelque chose on trouve la voie, et lorsqu’on ne le veut pas, on trouve des prétextes. Le problème, c’est que c’est plus aisé de le remarquer chez les autres que chez soi-même. Recherchons donc la voie qui nous permette d’apporter des points de vue nouveaux aux problèmes actuels, afin de proposer au monde des impulsions pour les traiter et leur donner forme. Et je le redis : pour cela ne comptez pas sur les hommes politiques, car si vous les observez attentivement, avec bienveillance, vous découvrirez parmi eux des personnes de qualité, tous très engagés qui, à côté de leur intelligence qu’ils possèdent sans conteste, possèdent la faculté psychologique de sentir d’où vient le vent, à la manière de celui qui pratique la voile, et si le meilleur d’entre eux est celui qui sent d’où vient le vent, le meilleur des meilleurs, lui, sent le moment où le vent va tourner.
Ces idées d’impôt sur les dépenses et d’un revenu inconditionnel de base me préoccupent depuis le milieu des années 80 et, depuis, j’en ai discuté avec de nombreux politiciens, car il s’agit d’aboutir à quelque chose de concret : et bien ils ont tous compris, il n’y en avait pas un pour avouer son incompréhension. C’est peut-être optimiste, mais on peut dire qu’un grand nombre parmi eux a été capable d’appréhender ces idées intellectuellement. Penser et comprendre sont cependant deux choses différentes, mais ils furent véritablement capables d’en accepter l’idée et de dire finalement : « Oui, Monsieur Werner, c’est très bien ce que vous dites, je le saisis très bien, j’arrive à suivre votre pensée. » Ils parlent donc de leur compréhension, mais ils doivent tenir compte des électeurs ! Si l’idée du revenu de base inconditionnel et celle de l’impôt sur les dépenses - les deux vont ensemble – doivent devenir réalité, alors il faut qu’elles se répandent comme une épidémie, qu’elles soient pensées par un grand  nombre de personnes. L’importance que devra prendre la masse critique pour devenir un véritable ‘’maelström’’ capable de modifier la totalité de notre conscience sociale, personne ne peut la prédire.
Et notre contribution à nous, c’est notre effort pour être ce rêve éveillé. Si un nombre considérable de personnes se donnent cette peine, alors cela changera le monde. Par conséquent la question est celle-ci : Do I have a dream ? Sommes nous capables de rêver ? Quel thème réjouissant, ce rêve, ce n’est pas un cauchemar ! Rêvez de tout notre cœur, mais concrètement : uniquement un impôt sur les dépenses ! Les rêves ont évidemment toujours besoin d’un peu de radicalisme, ils doivent être révolutionnaires. Rêvez concrètement à ce qu’aurait été votre vie si on vous avait alloué un revenu depuis votre naissance ! Quelles conséquences ça aurait eu pour vos parents, puis pour vous à la majorité si votre compte en banque avait été alimenté régulièrement. Rêvez clairement ce que cela aurait signifié pour le choix de votre formation, de votre profession, puis comment ça se serait passé entre vous et votre partenaire si chacun avait reçu un revenu de base. Et ensuite, après avoir fait ce rêve pour vous, alors essayez de rêver : que deviendraient mes rapports avec mes concitoyens, mes collègues, ma ‘’méchante’’ voisine, car elle aussi aurait droit à ce revenu de base. Vous traversez le centre de Bâle, vous y rencontrez un mendiant, oui, si lui aussi recevait un revenu de base ! Les relations entre les hommes, alors prennent une autre couleur et nous pouvons dire : oui, chacun est mon frère ou ma sœur et reçoit à son tour un revenu ; assigner à chacun un revenu de base serait de la fraternité. Et ce n’est pas une problématique regardant les sciences économiques, mais tout simplement une question de normes concernant notre manière de vouloir vivre ensemble. Et pour les collègues allemands, pour nos amis présents dans cette salle : ne vous imaginez pas qu’un jour vous ne puissiez devenir un cas de Hartz – IV !  Pour le moment vous pouvez encore vous permettre de venir ici, en Suisse, à Dornach. Mais cela pourrait vous tomber dessus très vite et vous serez un cas de Hartz – IV, cela ne concerne pas seulement les autres. (Les quatre lois Hartz mises en place progressivement entre 2003 et 2005 concernent la réforme du marché du travail qui a eu lieu en Allemagne. La quatrième de ces lois, la loi Hartz IV, la plus controversée, a donné lieu à de nombreuses manifestations et a contribué aux revers électoraux de la majorité de Gerhard Schröder en 2005. L’inspirateur de ces réformes, Peter Hartz, était le directeur du personnel de Volkswagen. N.du T.)
Nous devons réellement nous demander comment nous voulons nous comporter entre nous. Combien le contexte social se transformerait si la loi nous attribuait un revenu de base depuis le berceau jusqu’au cercueil. Personne ne serait alors exclu de ce processus de questionnement, de créations nouvelles. Il nous resterait alors assez de temps et les idées nous viendraient suffisamment pour trouver la manière de mettre tout cela en place.
Mais à chaque fois que l’on a une nouvelle idée nous nous retrouvons face à un problème, comme Ulysse devant Scylla et Charybde quand il se fit attacher au mat, car il nous faut passer entre deux puissantes forces.
La première force est générée quand on veut montrer l’exemple : Dans une entreprise on observe très bien la rapidité avec laquelle on tombe dans le piège, et ensuite viennent les petites phrases assassines.
L’autre naît de l’abstraction qui permet de prendre ses distances par rapport à une idée.
Il s’agit donc de trouver la voie moyenne passant entre Scylla et Charybde afin que l’idée ne soit étouffée ni par l’exemplarité, ni par l’abstraction, pour qu’elle soit véritablement attractive et qu’ainsi elle puisse se répandre.
Il faut à présent prendre en considération certains phénomènes. Lorsque quelqu’un veut s’ouvrir à cette idée du revenu de base, il faut qu’existe une certaine raison expliquant pourquoi le moment de ce choix survient maintenant, car c’est malgré tout quelque chose d’un peu surprenant. Moi-même je suis toujours un peu étonné de la virulence de cette idée, c’est tout à fait ce qu’affirme Victor Hugo : « Rien est aussi puissant qu’une idée lorsque son heure est venue. » Maintenant l’idée est véritablement posée, alors vient la question : qu’est ce qui s’est passé ? qu’est-ce qui a provoqué ce changement à notre époque ? Que faut-il faire pour aider cette idée à avancer, à essaimer ?
Nous voilà donc véritablement parvenus à l’époque d’une totale mondialisation de l’économie de marché (Ndt Fremdversorungwirtschaft-littéralement : économie de ravitaillement par celui qui nous est étranger).Récemment une dame, m’abordant après une conférence, me dit : « Oui, je me souviens très bien, j’ai grandi dans une ferme et on avait l‘habitude de m’envoyer chez l’épicier, juste pour acheter du sucre et du sel. » Si vous regardez les statistiques de 1900, il y a tout juste 106 ans après que Rudolf Steiner a formulé sa loi fondamentale, alors 40% des hommes en Allemagne vivaient encore dans la campagne, ce qui signifie que l’autosuffisance était la règle et que seul le surplus des récoltes aboutissait au marché. Cela se passait ainsi durant des millénaires. En un temps très court quelque chose s’est modifié dramatiquement permettant de véritablement affirmer que sous nos latitudes il n’existe plus un seul individu capable de se suffire à lui-même. Chacun doit comprendre qu’il dépend des autres, c’est cela l’économie du marché ouvert. Voilà la puissance des faits autour de nous. Malgré cela, nous nous obstinons à cultiver le sentiment que nous vivons de notre salaire et de nos rentes, mais c’est le moment d’affirmer que nos ressources sont aléatoires. Il est surprenant de voir le nombre de personnes persuadées que ce qu’elles paient présentement pour le régime de retraite, leur permettra plus tard de vivre. Et lorsqu’on leur dit : « l’argent que vous donnez aujourd’hui n’existera plus depuis longtemps », elles ne peuvent le concevoir ! Elles vivront probablement de ce que les générations futures pourront produire pour eux. C’est la raison pour laquelle Henri Ford, qu’on ne peut véritablement considérer comme suspect dans ce domaine avait dit : « Le niveau de vie d’une nation ne se bâtit ni dans les centres de recherche, ni dans les laboratoires ou les halles de fabrication, mais dans la salle de classe. »
Toutes les discussions et disputes autour du chômage etc… sont en réalité un problème culturel. De quelle manière appréhendons-nous ce qui nous relie ? Joseph Beuys avait dit un jour : « Celui qui ne pense pas sera exclu. » Et c’est vrai qu’on est alors véritablement rejeté de la conscience des autres. Chacun subit en permanence chaque influence, ce qui nous conduit à réagir de manière inappropriée. Donc : comment arriverons-nous à être véritablement productifs au point que notre pensée devienne féconde et qu’elle puisse nous aider à élaborer ensemble de nouveaux choix de vie ? Car la pensée est encore beaucoup plus puissante que la parole, elle nous unit. En nous investissant dans cette pensée et en essayant de la vivre intérieurement, nous développerons de la force. Alors il ne suffira pas de dire : « C’est pas mal, continuez, et si je peux vous aider, appelez moi donc ! » Je suis étonné d’avoir déjà reçu des cartes de visite dans ce sens, comme s’il s’agissait de vouloir vendre quelque chose. Si l’on me disait : « Si vous avez besoin d’un local pour la vente, téléphonez moi », alors je dirais que ça c’est important, que ce local proposé pourrait être un endroit intéressant. Mais quant à cette idée de revenu de base, cela ne dépend pas de moi, cela dépend de chacun en particulier. Et même l’anthroposophie, justement, pourrait faire naître une puissante impulsion, non pas en poussant partout devant nous cette idée en essayant de convaincre les gens, mais en la renforçant intérieurement et en la propageant de cette façon. L’économie s’est développée de l’autosubsistance à l’approvisionnement par autrui.
La deuxième chose, c’est que nous faisons partie de la première génération à ne plus vivre la pénurie Toutes les générations précédentes avaient toujours eu à lutter contre le manque. Moi-même j’ai encore été élevé avec la maxime ‘’pense à faire des réserves’’. Pour toutes les générations précédentes, depuis le péché originel, la rareté était pour ainsi dire la réalité de la vie. On ne peut réellement plus se représenter ce que ça signifie, brusquement, de ne plus subir la pénurie. A la place de la question ‘’qu’est-ce que je peux m’offrir ?’’ surgit maintenant : ‘’qu’est-ce que, je ne veux pas m’offrir ?’’. Il nous faut relever ce défi. Dans notre société c’est un phénomène qui se présente comme un fait réel, mais il est intéressant de noter que nous le remarquons à peine, car nous n’arrêtons pas de nous décrire réciproquement tout ce qui n’est pas finançable. Mais dès que nous commençons à réellement creuser la chose, nous devons nous avouer que ce qui n’est pas produit ne peut être financé, alors que ce que l’on sait produire peut être financé. Cela, Oswald von Nellbreuning, le philosophe–sociologue catholique l’avait déjà reconnu. Nous devons modifier notre conscience sociale et ce n’est qu’individuellement que nous pouvons y apporter notre contribution et voir clairement que dans l’ensemble du contexte social, nous ne vivons pas de notre argent, mais de notre capacité à créer à nouveau une prestation de service. Et si nous ne parvenons pas à réviser nos idées, alors nous serons conduits, ainsi que l’exprime le Faust « à souffrir la faim dans l’abondance ». C’est une mauvaise habitude à laquelle nous succombons et vous entendez partout énumérer tout ce que nous ne sommes à même de financer, alors qu’en même temps nous nous plaignons de l’existence partout, de surcapacités. Il y a peu, en 1960, vous étiez obligé d’attendre 16 mois jusqu’à la réception d’une VW. Il y a quelques semaines le directeur de VW Pischetsrieder, affirmait que le problème de l’industrie automobile européenne était qu’elle est capable de produire 15 milliards de voitures, mais que les acheteurs font défaut. Essayez de vous représenter la puissance de cette capacité de production ! et c’est la même chose dans chaque secteur ! Personne n’avait prévu ce développement exponentiel  de la productivité, moi non plus. Lorsque jadis on exerçait une activité dans le commerce de détail, ce que l’on produisait, on le produisait de la même manière depuis 50 ans. Aujourd’hui, c’est tout différent, je le remarque par exemple dans notre entreprise. Nous avons de nombreuses collaboratrices qui, après un congé parental, environ après trois années, qui n’arrivent plus à s’intégrer dans l’entreprise. C’est ainsi que se sont transformés les processus, la technologie. Et si vous discutez avec un banquier, il vous confirmera qu’il était tout à fait inimaginable, il y a encore 10 ou 15 ans, de se représenter le nombre de personnes qui, via Internet, gèrent désormais leur compte bancaire. Beaucoup de données de base ont évolué.
Songez par exemple à la période précédant la deuxième guerre mondiale où toute l’économie d’une nation reposait sur le commerce intérieur. Aujourd’hui nous avons la division internationale du travail : un cadre totalement différent. Mais que faisons-nous ? Nous essayons de manipuler ces cadres fondamentalement nouveaux avec des méthodes provenant du temps de l’autarcie et de l’organisation du commerce intérieur. L’impôt sur le revenu reposait sur l’idée d’autosuffisance et était alors justifié. La façon de financer le budget de l’état, basée essentiellement sur l’impôt sur le revenu, provenait de l’époque où le commerce n’était qu’intérieur et où il n’avait pas d’effets négatifs. Et la remarque de Rudolf Steiner faite en 1919 lors des conférences de Zurich traitant de ‘’l’avenir social’’ était quasiment géniale lorsqu’il affirma qu’il fallait changer cela et se tourner vers la création d’un impôt sur les dépenses (GA 332a, Dornach 1977, p.61). Voilà quelque chose de très difficile à concevoir, en particulier pour un esprit scientifique actuellement, car celui-ci est naturellement très replié sur lui-même avec des idées très arrêtées. C’est surtout dans les sciences économiques que l’on rencontre beaucoup de dogmes ‘’religieux’’. Un bon exemple est offert par Karlsruhe et sa grande université comportant plus de 300 chaires, dont plus de 50 pour le seul domaine des sciences économiques. Par le biais de mon activité liée au revenu universel de base inconditionnel je suis devenu leur collègue, mais aucun d’entre eux ne m’a encore adressé la parole à ce sujet, à l’exception d’un professeur émérite, car il est mon voisin depuis 25 ans. Parmi ces 50 collègues au moins l’un d’entre eux aurait dû m’interpeller pour me dire : « Monsieur Werner, mais quelles idioties racontez-vous donc là ! » ou quelque chose de ce genre. Notre institut publie un journal où quelqu’un écrivit – j’aime beaucoup citer ce fait car il met le doigt sur le problème : « Enfin, je peux réconcilier mon cœur socialiste avec ma raison néolibérale ! »
Il faut intensément réunir dans sa pensée ‘’revenu de base et impôt sur les dépenses’’ et les rêver profondément, et ça marche. Et ce qui, quelque part est génial, c’est qu’elles irritent tout le monde. Et si à la base il y a une demande, plus on s’élève dans la hiérarchie plus on voit les fronts se durcir. Cela va changer, faites confiance aux politiques ! Lorsqu’ils remarqueront que le vent commence à tourner, alors ils vont tous vous dépasser par la droite, je ne parle pas politique, mais circulation routière !
Pour se rendre compte des inepties que nous pratiquons de nos jours, il faut rêver en profondeur l’impôt sur les dépenses. Que signifie cette imposition sur les dépenses ? Elle prendrait enfin en compte l’économie de marché. En autarcie il était encore juste de dire : oui, celui qui est le mieux à même de subvenir à ses propres besoins grâce à la fertilité de son sol, au climat favorable et à l’absence de catastrophes naturelles etc… il doit donner une part aux autres. C’est cela qui a conduit à la dîme, à l’impôt sur le toit. Pourquoi ce dernier ? C’est tout simple : celui qui fait la meilleure récolte a besoin de la plus grande grange et celle-ci nécessite le plus vaste toit ! C’est ce qui a conduit à l’impôt sur le revenu. Cela a fortement marqué les esprits dans nos sociétés et tout le monde pense que c’est juste. Mais dès lors que je ne peux plus subvenir moi-même à mes besoins et que je dépends des autres, je ferai mon possible pour qu’ils ne trouvent pas de prétexte pour s’arrêter de produire pour moi. Mais actuellement, dès que quelqu’un veut commencer à produire, à mettre ses capacités au service de la communauté, il subit la spirale des impôts et lorsqu’il revendique la production d’autrui, il n’y a plus assez de moyens et recherche les prix les plus bas. Il faudrait que ce soit exactement l’inverse : ma performance devrait être accueillie à bras ouverts, sans réserve et ensuite, en cas de consommation ou d’utilisation de l’infrastructure de la communauté, c’est alors que je devrais payer ma contribution. Et plus j’en profite, plus grand devrait être mon tribut, et moins je le fais, plus il serait réduit. C’est tellement limpide et simple, qu’on ne voudrait même plus être obligé de le penser.
Que faisons-nous actuellement ? Si nous nous plaçons sur le plan de l’échange économique mondiale, nos prix à l’exportation tiennent compte de tout, nos dépenses sociales, celles de la collectivité, de sorte que notre niveau de vie fausse tout calcul réel. Et ce que nous importons, nous le taxons de manière inappropriée. Lorsque nous exportons vers les pays en voie de développement nos biens d’équipement, c'est-à-dire le produit de notre intelligence, nous les chargeons avec un coût beaucoup trop grand, ce qui a comme effet que ce qui est produit dans ces pays peut être vendu chez nous à si bon prix, que nous l’achetons dans les foires à farfouille. Pour les dix mille citoyens de ces pays en développement, qui se trouvent sur le dessus du panier, tout cela est beaucoup plus simple que de développer chez eux des marchés, péniblement, et de produire selon les besoins des gens de là-bas. En réalité, c’est à cela que devraient servir nos biens d’équipement. Et lorsqu’en tant que marchand on fait cela de manière adroite et conséquente, alors on achète les machines européennes, on produit dans les pays au bas salaire, et on réimporte la marchandise en Allemagne. Voilà comment chez nous les emplois disparaissent, d’un côté nous taxons le travail humain et de l’autre nous subventionnons le travail des machines que nous avons élaborées longtemps intensément grâce à la recherche et au développement scientifique et technique. Les machines sont nos esclaves modernes, qui nous délivrent du travail auquel nous sommes enchaînés depuis le péché originel : du travail de transformation des matières premières, de ces matières premières elles-mêmes, et de la fabrication. Tout cela disparaît et je ne peux que dire : Dieu merci si le marché n’est pas une salle de musculation thérapeutique ! Mais là où le travail ne disparaît pas, c’est dans le domaine des activités nouvelles, les activités culturelles avec leur immense demande : formation, travail social, protection de l’environnement, recherche, domaine artistique, aide sociale. Qu’est ce qui différencie ces deux catégories d’activité ?
Le travail ancien doit être productif, efficace, économe. Il est lié à des directives car comment voulez-vous produire si chacun fait à sa tête ? Travailler ensemble, c’est s’accorder les uns aux autres.
Dans le travail nouveau il ne peut s’agir de rentabilité, là il faut se tourner vers ses semblables, il faut leur prêter attention. Il ne faut pas tendre vers la parcimonie, mais être volontaire et généreux. Représentez-vous par exemple un maître pénétrant dans sa classe et qui réfléchit à la manière de transmettre son savoir de façon économe. L’ancienne activité peut être rémunérée, car il en sort un output, un service. Mais la nouvelle activité, comment la payer ? Comment payer cette impulsion culturelle émanant de cette nouvelle activité ? Comment rémunérer le travail d’un enseignant du point de vue du rendement ? D’après le nombre de ses élèves ? Mais plus ce nombre est élevé, moins le maître peut s’occuper de ses élèves individuellement. Ce travail n’est donc pas rémunérateur ; l’objectif n’est pas une maximalisation du revenu, mais d’une maximalisation du sens (ndt : signification).
Replongez-vous à présent dans votre rêve et figurez vous que vous bénéficiez d’un revenu de base vous permettant de faire ce qui, pour vous, possède un sens. Le dilemme qui se présente dans notre société c’est que l’on veut toujours accéder à un poste de travail, mais que nombreux sont ceux qui n’ont qu’un poste de salaire. Dans notre entreprise je dis toujours : « Il faut différencier parmi nos collègues ceux qui occupent réellement un poste de travail et ceux qui n’ont qu’un poste de rémunération. »  Et alors il faudra se demander si nous sommes capables de faire en sorte que ceux qui sont dans le dernier cas puissent être amenés à vivre leur poste comme un poste de travail. Car le client ressent la différence.
Nous connaissons l’objectif : la liberté, et ce n’est pas un droit aussi répandu que l’on pourrait supposer, car beaucoup de nos concitoyens ne recherchent en réalité qu’un seul but : comment rendre l’autre dépendant. Maintenant regardez attentivement les concepts que nous avons utilisés : établir des liens entre collaborateurs, avec les clients, des liens, toujours des liens. Mais qui de nos jours aime encore se lier ? Il faut à présent se demander comment, dans le contexte social, créer le cadre qui rende possible la liberté. Nous ne pouvons que faciliter la liberté, c’est à l’autre de la saisir. Mais si nous la rendons impossible, elle ne peut être saisie. Et là je vous offre tout simplement l’accession à cette idée en disant que nous ne pouvons être libres que si nous sommes en position de pouvoir renoncer, abandonner. La liberté présuppose le renoncement. Lors d’un symposium à l’université Goethe de Frankfurt - endroit particulièrement sensible à ce sujet – quelqu’un me demanda : « mais pourquoi plaidez vous donc autant pour le revenu de base ? – je répondis : à vrai dire il n’existe qu’une seule raison, c’est de permettre à chaque membre de la société d’être à même de pouvoir renoncer, de laisser tomber, d’abandonner. » Alors le marché de travail deviendra un marché pour le travail, car évidemment ce n’est pas le cas actuellement et quiconque utilise ce terme dit une contre-vérité, car le marché présuppose que chaque participant soit à même, à chaque instant, de laisser les choses telles qu’elles sont, de renoncer, de ne pas en être réduit à la dépendance, ce qui n’est pas le cas pour l’actuel marché du travail. Cela conduirait à la diminution du degré de pouvoir de manipulation et de dépendance entre concitoyens. A propos de notre rêve : le revenu de base modifie les relations sociales, et nous-mêmes, au sein de l’entreprise, nous devrons alors nous poser la question : « mais qu’est-ce donc qui change ? Nos postes d’emploi à 10 heures par jour sont-ils réellement assez intéressants et adaptés aux capacités de nos collègues afin qu’ils continuent de venir ? » En fait cela demandera un effort et ne pourra s’instaurer du jour au lendemain, car alors on aboutirait à une catastrophe : brusquement plus personne ne viendrait, et lorsque le lundi nos magasins seraient vides, le mardi je ferais partie du cercle des Hartz IV ; (cela pourrait survenir subitement, ça ne fait pas l’ombre d’un doute). Mais trêve de plaisanterie : l’idée demandera une vision claire et devra être en même temps révolutionnaire et radicale, servant de repère telle l’étoile polaire que l’on ne perd jamais de vue. Mais ensuite tout dépendra de notre capacité à naviguer et à embarquer les gens où ils se trouvent, et si nous arrivons maintenant à contribuer à modifier le niveau de conscience de nos concitoyens vers un changement positif. Dans le domaine social, justement, le plus court chemin entre deux points n’est pas la ligne droite ; c’est le détour apparemment le plus long qui les relie le plus rapidement. On ne peut prédire comment nous avancerons et nous ressemblons au marin avec sa sonde qui contrôle constamment la profondeur de l’eau qu’il a sous la quille.Quel chemin prendre ? Impossible de suivre des recettes avec une garantie de réussite ; nous devons être prêts à avancer, l’esprit en alerte, et à élaborer le processus qui nous indiquera ce qu’il est possible de faire, et non pas dire : « nous ne commencerons que lorsque tout sera clair ». Bien au contraire, il faudra affirmer : « oui, nous la voyons cette idée, nous la comprenons, nous la vivons intérieurement et nous nous mettons en route avec la conviction de trouver la voie, car nous le voulons ». Celui qui veut, trouve le chemin, celui qui ne veut pas, trouve des prétextes. Merci beaucoup.